5
Alice Deane

 

 

 

— Tu m’as manqué, Tom, murmura Alice, les larmes aux yeux. Rien n’est pareil, sans toi.

Elle s’avança, et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Je sentis ses épaules trembler tandis qu’elle ravalait un sanglot. Un fort sentiment de culpabilité gâchait ma joie de la revoir : pendant de longs mois, sur ordre de mon maître, j’avais ignoré chacune de ses tentatives de me contacter.

— Merci d’avoir utilisé le miroir, Alice, murmurai-je. Sans ton avertissement, la ménade m’aurait tué.

— J’ai eu si peur que tu ne m’écoutes pas ! J’avais essayé de te prévenir à plusieurs reprises, mais tu te détournais chaque fois.

— J’obéissais à l’Épouvanteur…

— Tu aurais tout de même pu te servir du miroir, après ; juste pour me faire signe. J’étais folle d’inquiétude ! Quand ta mère m’a contactée pour me demander de me joindre à son entreprise, elle m’a dit qu’elle t’attendait. J’en ai déduit que tu t’en étais tiré.

Un peu honteux, je tentai de me justifier :

— Je ne pouvais pas utiliser le miroir, Alice. J’avais promis à mon maître de ne pas le faire.

— Tout est différent, maintenant, non ? Je pars pour la Grèce avec vous. Nous allons être de nouveau ensemble. Tu n’as plus à t’inquiéter des exigences du vieux Gregory. Je suis bien contente qu’il ait refusé de nous accompagner, on ne l’aura pas sans arrêt sur le dos !

— Ne parle pas de lui sur ce ton, répliquai-je, agacé. Il se fait du souci pour moi. Il craint que je me laisse entraîner vers l’obscur, que le Malin m’attire à ses côtés. S’il m’a interdit de communiquer avec toi, c’est uniquement pour me protéger. D’ailleurs, comment sais-tu qu’il ne viendra pas ? Tu nous as espionnés ?

— Oh, Tom, soupira-t-elle, quand comprendras-tu que peu de choses m’échappent ?

— Donc, tu nous as espionnés.

— Je n’en ai pas eu besoin. Il n’était pas difficile de deviner ce qui se passait : tout le monde l’a vu repartir vers Chipenden comme une furie.

En dépit de mon irritation, je me réjouis un bref instant à l’idée que, en l’absence de mon maître, rien ne m’interdirait plus la compagnie d’Alice. Une nouvelle bouffée de culpabilité me força aussitôt à repousser cette pensée.

— Ce sera bien, ce voyage, Tom, reprit-elle. Ta mère n’a pas les mêmes préjugés que le vieux Gregory. Ça ne l’ennuie pas qu’on soit amis. Et souviens-toi de ce qu’elle disait l’an dernier : ensemble, toi et moi, nous viendrons à bout du Malin.

— Ton propre père, Alice ! criai-je. J’ai percé ton secret le plus noir : Satan est ton père, n’est-ce pas ?

Elle me fixa, les yeux écarquillés de stupeur :

— Comment le sais-tu ?

— C’est lui qui me l’a dit.

Elle accusa le choc :

— Eh bien, inutile de le nier. Mais je l’ignorais jusqu’à ce qu’il me le révèle, une nuit, juste avant que le vieux Gregory me renvoie de chez lui. Son apparition m’a terrifiée. Tu imagines ce que j’ai pu ressentir en apprenant ça ? En découvrant que je lui appartenais, que j’étais promise à l’Enfer, où je brûlerais pour l’éternité ? Je me sentais si faible, en sa présence, incapable de lui tenir tête ! Heureusement, dès mon retour à Pendle, ta mère m’a contactée à l’aide d’un miroir. Elle m’a assurée que j’étais plus forte que je le croyais. Elle m’a redonné confiance. J’ai accepté la situation, et je suis prête à faire face. Je dois au moins essayer.

Je me débattais avec des émotions contradictoires. Maman et Alice avaient déjà communiqué avec les miroirs, ces dernières années. L’idée qu’elles aient continué me mettait mal à l’aise. Désignant le campement d’un geste du bras, je marmonnai :

— J’ai du mal à accepter une alliance avec des sorcières…

— Celles qui vont venir avec nous sont des ennemies jurées du Malin. Elles ont reconnu avoir commis une grave erreur en lui permettant de franchir le portail, parce que, maintenant, il tente de les asservir toutes. C’est pourquoi elles veulent se battre, lui porter un coup fatal en détruisant l’Ordinn. Elles sont une bonne vingtaine, des représentantes de chaque clan. Ta mère s’est chargée de l’organisation, et les choses se passent exactement comme elle l’a prévu. Je suis contente d’être ici avec toi, Tom, loin de Pendle.

Un an plus tôt, en enlevant Jack, Ellie et Mary, le clan Malkin s’était attaqué à la famille de ma mère. Et voilà qu’elle s’alliait avec ces créatures pour s’assurer la victoire ! C’était difficile à admettre. Et puis, il y avait Alice, Qu’avait-elle vécu, à Pendle ? Ne s’était-elle pas rapprochée de l’obscur ?

Je l’interrogeai :

— Où habitais-tu, là-bas ?

— Chez ma tante Agnès, J’évitais de fréquenter les autres, autant que faire se peut.

Agnès Sowerbutts était une Deane, vivant à l’écart du village en toute indépendance. Si elle utilisait à l’occasion un miroir pour se tenir au courant des événements, elle était surtout guérisseuse et n’avait rien d’une pernicieuse. Dans un lieu aussi redoutable que Pendle, Alice avait logé dans la meilleure maison possible. Mais qu’entendait-elle par « les autres » ?

— Qui côtoyais-tu, en dehors d’Agnès ?

— Mab Mouldheel et ses deux sœurs venaient me voir.

— Qu’est-ce qu’elles te voulaient ?

Mab, bien qu’âgée d’une quinzaine d’années seulement, dirigeait le clan Mouldheel. Elle se montrait l’une des plus douées pour la scrutation. Elle obtenait des miroirs une claire vision du futur. C’était aussi une pernicieuse, n’hésitant pas à faire usage de sang humain.

— Elles savaient que nous partions pour la Grèce et connaissaient les raisons de ce voyage, car Mab nous avait scrutées. Elles désiraient y participer.

— Pourquoi Mab voudrait-elle détruire une des plus puissantes servantes du Malin, après avoir aidé celui-ci à entrer dans notre monde ?

— Elle s’en est mordu les doigts ; elle souhaite réparer ses torts. Souviens-toi combien elle répugnait à s’allier aux autres clans ! Elle ne s’y est résolue que parce que tu l’avais trahie et chassée de la Tour Malkin.

C’était vrai. Je l’avais trompée en libérant les sœurs de maman, les deux lamias sauvages, des malles où elles étaient enfermées. Pour se venger, Mab avait poussé son clan à se joindre aux deux autres afin d’ouvrir le portail à Satan.

De nouveau, je questionnai Alice :

— Et alors ? Elles sont ici ? Elles vont voyager avec nous ?

— Mab et ses sœurs sont en route ; elles devraient arriver bientôt.

— Les sorcières savent-elles qui est ton père ?

Alice jeta autour d’elle des coups d’œil furtifs avant de chuchoter :

— Non. Pour elles, je suis la fille d’Arthur Deane, et mieux vaut qu’elles continuent de le croire. Si elles apprenaient la vérité, elles se méfieraient de moi.

Retrouvant sa vivacité habituelle, elle lança soudain :

— As-tu faim, Tom ? J’ai mis des lapins à rôtir, ils sont presque à point.

— Non, merci, Alice.

Malgré le plaisir que me procurait sa présence, j’avais grand besoin d’être seul pour remettre mes idées en ordre.

Elle parut déçue et même un peu blessée :

— Ta mère nous a recommandé de nous tenir loin de la maison, pour ne pas troubler Jack et Ellie par notre présence. Ils n’aiment guère les sorcières, hein ? Si nous voulons être un peu ensemble, tu devras me rejoindre au campement.

— Ne t’inquiète pas, Alice, je viendrai demain soir.

— Promis ? fit-elle, dubitative.

— Promis !

— Alors, je compte sur toi. On dînera ensemble demain.

J’acquiesçai et m’apprêtai à m’en aller quand elle me retint d’un geste :

— Une dernière chose avant que tu retournes à la ferme, Tom : Grimalkin est ici. Elle sera du voyage, elle aussi. Elle souhaite te parler.

Désignant un gros chêne de l’autre côté de la prairie, elle ajouta :

— Elle t’attend là-bas. Va donc la voir tout de suite.

Je l’embrassai avant de la quitter ; c’était si bon de la serrer dans mes bras ! Puis, le cœur battant un peu plus fort, je me préparai à affronter Grimalkin. La terrible meurtrière appartenant au clan Malkin avait bien failli me tuer, l’été précédent. Pourtant, récemment, elle avait combattu les sorcières d’eau avec moi. Que me voulait-elle, à présent ?

« Autant régler ça au plus vite », pensai-je.

Je saluai Alice d’un geste de la main et me dirigeai vers le chêne. Il y avait une trouée, dans la haie d’aubépine bordant le champ. Je la franchis et me trouvai face à la sorcière qui patientait, adossée au tronc rugueux.

Comme à l’accoutumée, des lanières de cuir s’entrecroisaient autour de son corps souple. Y étaient accrochés des fourreaux contenant ses armes préférées : couteaux, crochets, et ces effroyables ciseaux capables d’entailler la chair et les os de ses victimes. Le sourire qui étirait ses lèvres peintes en noir découvrait des dents limées en pointes. Il émanait d’elle une beauté sauvage, une grâce naturelle de prédateur.

— Eh bien, petit, dit-elle, on se retrouve ! Lors de notre dernière rencontre, je t’ai promis un cadeau.

Après notre combat contre Morwène, dans les marais[5], Grimalkin m’avait appris que, passé la nuit de Walpurgis, un garçon d’un clan de sorcières ayant atteint ses quatorze ans était considéré comme un homme. Or, j’avais eu quatorze ans le 3 août. « Viens me trouver à Pendle après cette fête, m’avait-elle dit. Je t’offrirai quelque chose qu’il est bon de posséder… » Bien sûr, je n’y étais pas allé. J’imaginais trop bien ce que l’Épouvanteur en aurait pensé !

— Es-tu prêt à accepter ce cadeau aujourd’hui ? reprit-elle.

Sur un ton aussi amical et poli que possible, je répondis prudemment :

— Ça dépend de ce que c’est…

Elle hocha la tête et, se décollant du tronc, fit un pas vers moi. Ses yeux me fixaient avec intensité, et je me sentais comme une souris fascinée par un serpent.

Avec un sourire, elle précisa :

— Si cela peut te rassurer, sache que ta mère est d’accord. Va le lui demander si tu en doutes.

Grimalkin ne mentait jamais, fidèle à son propre code de l’honneur. Mais j’étais de plus en plus dérouté : ma mère était donc en cheville avec les pires sorcières de Pendle ? Peu à peu, tout ce en quoi je croyais, tout ce que mon maître m’avait enseigné s’effilochait. Chacune des décisions de maman était en contradiction avec les principes de l’Épouvanteur. De nouveau, je devais prendre parti et, de nouveau, je mécontenterais l’un ou l’autre. Cette fois encore, j’estimai que les désirs de maman prévalaient et fis un bref signe d’assentiment.

— C’est une arme, petit. Tiens, prends-la…

Elle me tendit un étui de cuir muni d’une lanière. Son regard pesa sur moi tandis que j’en tirais une courte dague.

— Ça s’attache dans le dos, m’expliqua-t-elle, avec la lanière en diagonale. Tu places le fourreau derrière la nuque, pour attraper aisément la poignée par-dessus ton épaule. Cette lame porte des coups destructeurs aux plus puissantes créatures de l’obscur.

— Elle pourrait anéantir le Malin ?

Grimalkin soupira :

— Hélas, non. Si cela était, il y a longtemps que je l’aurais fait ! Mais j’ai autre chose pour toi. Approche ! N’aie pas peur, je ne mords pas !

J’avançai d’un pas, guère rassuré. Grimalkin cracha dans sa main droite, trempa son index gauche dans la salive. Puis, d’un geste vif, elle traça un cercle humide sur mon front en grommelant des paroles indistinctes. Une sensation de froid intense m’emplit le crâne tandis qu’un picotement me parcourait la colonne vertébrale.

— Voilà ! C’est à toi, maintenant.

— Qu’est-ce qui est à moi ?

— Mon deuxième cadeau, le noir désir. Ton maître ne t’en a jamais parlé ?

Je fis signe que non, sûr que John Gregory s’étoufferait de colère s’il apprenait que j’avais reçu un tel don d’une sorcière.

— On le nomme noir parce que personne, pas même le plus habile scrutateur, ne peut prédire ni quand, ni comment, ni pour quoi il sera utilisé. Il m’a fallu du temps pour créer ce sortilège. J’ai passé des années à amasser une énergie que tu peux à présent relâcher d’un coup. Il suffit de prononcer quelques mots. Aussi, tu n’y auras recours qu’en dernière extrémité, quand tous les autres moyens auront échoué. La formule commence par « je veux », suivi d’une demande claire. Tu répètes la phrase une deuxième fois. Et ton désir s’accomplit.

La simple idée de mettre en œuvre un pouvoir de ce genre me rendait malade. Grimalkin s’éloignait déjà.

— Surtout, ne gaspille pas le noir désir ! me lança-t-elle sans même se retourner. Ne t’en sers pas à la légère !

Sur cette dernière recommandation, elle franchit la trouée de la haie pour rejoindre le campement, et je repartis vers la ferme, fort troublé.

Je trouvai Arkwright dans la grange, occupé à mettre ses trois bêtes à la chaîne.

— Je n’aime pas les attacher, me dit-il, mais c’est plus prudent. Griffe a vite fait de marquer son territoire, et vos braves chiens de berger ne lui résisteraient pas longtemps si je la laissais vagabonder à sa guise.

— Avez-vous pris une décision ? demandai-je. Venez-vous avec nous en Grèce ?

— Oui, je vous accompagne, même si l’idée de laisser le nord du Comté sans protection me tourmente. À mon retour, j’aurai sûrement plus d’une sorcière d’eau à mettre au pas. Néanmoins, ta mère m’a convaincu ; c’est une femme très persuasive. Le Comté devra se débrouiller en mon absence. Pour le moment, une tâche plus urgente nous attend de l’autre côté de la mer.

Je me rendis compte, soudain, que maman ne m’avait pas donné beaucoup de détails. J’étais curieux d’en savoir plus :

— Vous a-t-elle dit quand nous partions ?

— Dans deux jours tout au plus, Tom Ward ! Nous rejoindrons le port de Sunderland par la route, là nous embarquerons. Et ne te fais pas de souci pour ton avenir, il y a plusieurs moyens d’atteindre le but qu’on s’est fixé. Si Gregory, ce vieil entêté, reste sur ses positions, tu termineras ton apprentissage avec moi. Je te reprendrai très volontiers en charge.

Je le remerciai de son aimable proposition. Mais j’avais beau apprécier Bill Arkwright, il n’était pas John Gregory. L’idée de ne pas achever ma formation auprès de mon maître me déprimait.

Je repartis vers la ferme au moment où Jack arrivait avec les vaches. C’était l’heure de la traite.

— C’est qui, ce type ? grommela-t-il. Un épouvanteur, si j’en crois son allure…

— Oui, c’est Bill Arkwright, qui travaille dans le nord du Comté. Maman l’a prié de venir.

— Je vois, fit mon frère, acerbe. Ces temps-ci, je suis le dernier à apprendre qui est invité dans ma propre ferme, dirait-on.

Au même instant, le vent nous apporta une sorte de mélopée, chantée par des voix haut perchées. Les sorcières célébraient sans doute quelque rituel. Jack eut un geste agacé du menton vers la prairie :

— Maman prétend que ces créatures sont vos alliées. Mais celles qui sont restées à Pendle ? Est-ce qu’elles ne vont pas attaquer la ferme après votre départ ? Quand nous serons seuls ici, James et moi, pour protéger ma famille ? C’est ce qu’Ellie redoute, elle est à bout de nerfs.

Je pouvais le comprendre. Ellie avait toujours pensé que mon statut d’apprenti épouvanteur les mettrait en danger. Ses pires craintes s’étaient révélées fondées. Pendant leur emprisonnement dans la Tour Malkin, elle avait perdu le bébé qu’elle attendait. Ne trouvant rien d’intelligent à dire pour réconforter mon frère, je préférai me taire.

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